CHAPITRE TROIS
Elliott faillit à nouveau perdre conscience. Il ferma les yeux, emplit d’air ses poumons. Sa main gauche, crispée sur la canne, était complètement engourdie.
Il entendit les gardiens emmener Ramsès dans l’escalier. Il se débattait, cela ne faisait aucun doute, mais ils étaient trop nombreux pour lui.
Et la femme ! Elle avait disparu. Non, il entendit le raclement de ses pieds sur le sol de pierre. Il la vit qui battait en retraite à l’autre bout de la salle. Haletante, gémissante, elle emprunta une porte latérale.
Il n’y avait plus de bruit à présent. Apparemment Ramsès avait été conduit hors du musée. Mais il était certain que l’on allait venir constater l’étendue des dégâts.
Ignorant la douleur qui lui ravageait la poitrine, Elliott se lança dans le couloir. Il atteignit la porte latérale juste à temps pour voir la créature au pied de l’escalier de service. En toute hâte, il regarda autour de lui, sous les vitrines d’exposition. Le flacon était encore là. Il se mit à genoux, péniblement, l’attrapa, le referma et le mit dans sa poche.
Puis, luttant contre le malaise, il s’engagea dans l’escalier en traînant la jambe. À mi-étage, il la vit, affolée, titubante, une main décharnée tendue comme pour palper les ténèbres.
Une porte s’ouvrit brusquement, laissant filtrer une lumière jaunâtre dans le passage. Une femme de ménage apparut. Son corps et sa tête étaient recouverts à la mode musulmane d’une étoffe de couleur sombre. Elle tenait un balai à la main.
Elle vit la forme squelettique s’approcher d’elle et poussa un hurlement strident. Elle laissa tomber son balai et chercha refuge dans la pièce éclairée.
La créature émit un sifflement puis un grondement de rage, et elle se lança à la poursuite de la femme de ménage.
Elliott fit le plus vite possible. Les cris cessèrent avant même qu’il pût franchir la porte. Quand il entra dans la petite pièce, ce fut pour voir le corps de la femme de ménage qui gisait sans vie sur le sol. Son cou avait été brisé, la chair de ses joues arrachée. Ses yeux noirs contemplaient le néant.
La créature l’enjamba pour s’approcher d’un petit miroir accroché au mur au-dessus d’une bassine.
Un cri d’agonie lui échappa quand elle vit son image.
Elliott faillit une fois de plus perdre conscience. La vue de ce corps inerte et de cette créature décharnée était plus qu’il n’en pouvait supporter, mais la fascination qu’il éprouvait était la plus forte, comme toujours. Il allait devoir faire preuve de toute son intelligence, oublier sa poitrine douloureuse et la nausée qui le prenait à la gorge.
Il referma la porte derrière lui. Le bruit fit sursauter la créature. Elle fit volte-face, les mains crispées comme pour attaquer. Un instant, il fut paralysé par l’horreur de ce qu’il contemplait. La lumière de l’ampoule nue était impitoyable. Les yeux faisaient saillie hors des orbites à moitié rongées. Des côtes blanches perçaient le flanc. La moitié de la bouche était arrachée et un fragment de clavicule baignait dans le sang.
Mon Dieu, quelle ne devait pas être sa souffrance !
Elle gronda doucement et s’avança sur lui, mais Elliott lui parla en grec :
« Ami, dit-il. Je suis ton ami et je t’offre un abri. »
Comme si son esprit regimbait devant cette langue, il passa au latin : « Fais-moi confiance. Il ne te sera fait aucun mal. »
Sans la quitter un instant des yeux, il se saisit de l’une des tuniques noires pendues au mur. Oui, voilà ce qu’il lui fallait, une de ces tuniques informes que les musulmanes portent dans les lieux publics.
Sans crainte, il s’approcha d’elle, lui jeta l’étoffe sur les épaules et l’en couvrit. Elle saisit les pans et les referma devant elle, dissimulant ainsi son visage.
Il la conduisit dans le couloir et referma la porte derrière eux pour dissimuler le cadavre de la malheureuse. Des cris et des bruits retentissaient à l’étage. Il vit la porte de service sur sa droite, l’ouvrit et sortit dans une rue inondée de soleil.
Il ne leur fallut que quelques secondes pour disparaître dans la foule des musulmans, des Arabes et des Occidentaux, cette masse grouillante que l’on remarquait à toute heure du jour, ces milliers de piétons qui vaquaient en tous sens en dépit des avertisseurs des automobiles et des cris des muletiers tirent leurs charrettes.
La femme se crispa en entendant les klaxons. Un véhicule à moteur passa près d’elle et elle se jeta en arrière. À nouveau, Elliott la rassura en latin.
Il lui eût été impossible de dire ce qu’elle comprenait. Pourtant elle prononça quelques mots en latin, d’une voix brisée : « Manger et boire. » Elle murmura autre chose, mais il ne sut pas s’il s’agissait d’une prière ou d’une malédiction.
« Oui », lui dit-il à l’oreille. Les mots latins lui revenaient plus facilement en mémoire maintenant qu’il était certain d’être compris. « Je te donnerai tout ce qui t’est nécessaire. Je prendrai soin de toi. Aie confiance. »
Où allait-il pouvoir la conduire ? Un seul endroit lui vint à l’esprit. Il fallait qu’il gagne le vieux Caire. Oserait-il faire monter cette créature dans un taxi ? Il vit passer un fiacre et le héla. Elle y grimpa sans se faire prier. Mais lui, comment allait-il faire, alors qu’il pouvait à peine respirer et que sa jambe gauche ne répondait pratiquement plus ? Dans un effort surhumain, il se hissa à bord du fiacre et s’effondra sur la banquette. Il donna l’adresse au cocher dans un effort ultime.
Le fouet du cocher claqua et le fiacre fit un bond en avant. La pitoyable créature avait tiré le voile sur son visage.
Il la prit dans ses bras sans se soucier des os qu’il sentait poindre sous ses mains. Il la serra contre lui et, après avoir repris son souffle, lui dit encore une fois, en latin, qu’il était son ami et qu’il prendrait soin d’elle.
Le fiacre quitta le secteur britannique. Elliott s’efforça de réfléchir, mais, choqué et souffrant, il ne pouvait s’expliquer de manière rationnelle ce qu’il avait vu ou fait. Il ne savait qu’une chose, obscurément : il avait assisté à un miracle et à un meurtre. De ces deux événements, le premier écrasait le second de par son importance.
Julie était mal réveillée. Elle ne comprenait pas très bien ce que lui disait le fonctionnaire britannique debout à l’entrée de sa chambre.
« Arrêté ? Pour avoir pénétré par effraction dans le musée ? Je n’y crois pas.
— Mademoiselle Stratford, il a été blessé, grièvement. Il semble qu’il y ait des problèmes.
— Quels problèmes ? »
Le médecin était furieux. Si cet homme était sérieusement blessé, c’était à l’hôpital qu’il devrait se trouver, pas en prison !
« Écartez-vous ! lança-t-il aux hommes en uniforme qui lui barraient le passage. Qu’est-ce que c’est, au nom du Ciel, un peloton d’exécution ? »
Pas moins d’une vingtaine de fusils étaient pointés sur un homme aux yeux bleus adossé au mur. Du sang tachait sa chemise. L’épaule de sa veste avait été arrachée. L’étoffe était rougie. En proie à la plus intense panique, l’homme fixa le médecin.
« N’approchez pas ! lui cria-t-il. Vous ne m’examinerez pas. Vous ne me toucherez pas avec vos instruments. Je n’ai aucun mal et je veux partir d’ici.
— Cinq balles, murmura l’officier à l’oreille du médecin. J’ai vu les blessures, je vous l’assure. Il ne peut pas avoir…
— Permettez-moi de vous regarder. » Le médecin fit un pas en avant.
L’homme lança vers lui un poing rageur qui fit voler sa trousse médicale jusqu’au plafond. Un des fusils claqua quand le prisonnier fonça sur les policiers et en plaqua plusieurs au mur. Le docteur tomba à genoux, ses lunettes lui échappèrent. Il sentit une botte lui écraser la main quand les soldats se précipitèrent dans la salle.
Nouveau coup de feu, cris et jurons en arabe. Où étaient donc ses lunettes ? Il fallait qu’il les retrouve.
Quelqu’un l’aida à se relever et lui rendit ses précieuses lunettes, qu’il s’empressa de chausser.
Un visage anglais ami lui apparut.
« Vous allez bien ?
— Que diable s’est-il passé ? Où est-il ? Ils lui ont à nouveau tiré dessus ?
— Cet homme est fort comme un bœuf. Il a brisé la porte et les barreaux avant de prendre la fuite. »
Grâce au Ciel, Alex était avec elle. Personne ne savait où était passé Elliott. Samir s’était rendu au poste de police pour y prendre des nouvelles. Dès qu’Alex et Julie furent introduits dans le bureau du gouverneur, elle constata avec soulagement que ce n’était pas le gouverneur en personne qui allait les recevoir, mais son bras droit, Miles Winthrop. Miles était allé au collège avec Alex. Julie le connaissait depuis toujours.
« Miles, c’est un malentendu, dit Alex. Il ne peut en être autrement.
— Miles, dit-elle à son tour, vous pensez que vous pouvez le faire relâcher ?
— Julie, la situation est plus complexe que nous ne le croyions. En premier lieu, les Égyptiens n’aiment pas trop ceux qui forcent l’entrée de leur cher musée. Et surtout, nous avons sur les bras un vol et un crime.
— Mais de quoi parlez-vous ? s’exclama Julie.
— Miles, Ramsey est incapable de tuer qui que ce soit, dit Alex.
— J’espère que vous avez raison, mon cher Alex. Mais l’on a retrouvé le corps d’une femme de ménage, la nuque brisée. Et une momie a été dérobée dans une vitrine d’exposition du premier étage. De plus, votre ami s’est enfui de prison. Alors, dites-moi, vous deux, que savez-vous au juste de cet homme ? »
Il fila à toute allure par les toits, bondit par-dessus la rue sur la terrasse de la maison d’en face et s’arrêta pour regarder en arrière. Personne ne le suivait. Il entendit toutefois, au loin, claquer des coups de feu. Peut-être se tiraient-ils les uns sur les autres. Il s’en moquait bien.
Il sauta en bas de la maison et s’élança dans la rue, qui se changea bientôt en ruelle. Les maisons avaient de hautes fenêtres protégées par des stores de bois. Il ne voyait plus d’enseignes écrites en anglais. Les promeneurs étaient tous égyptiens. C’étaient, pour la plupart, de vieilles femmes qui allaient par deux, la tête et le visage dissimulés sous des voiles. Elles détournaient les yeux en apercevant sa chemise maculée de sang et ses habits déchirés.
Il s’arrêta dans l’encoignure d’une porte et se reposa, puis il glissa la main sous sa veste. La blessure était guérie, extérieurement, mais il la sentait toujours pulser à l’intérieur. Il toucha sa ceinture. Les flacons étaient intacts.
Maudits flacons ! Il n’aurait jamais dû sortir ces fioles de leur cachette londonienne. Il regrettait de ne pas les avoir enfermées dans un coffre plombé qu’il aurait jeté dans l’océan.
De toute son existence, il n’avait jamais éprouvé un regret aussi vif, mais il était trop tard, il avait succombé à la tentation ! Il avait réveillé le cadavre décharné qui dormait dans ce cercueil.
Il lui fallait maintenant affronter les conséquences de sa folie, voir si une parcelle de bon sens subsistait encore en lui.
Ah, qui allait-il tromper ? Elle l’avait appelé par son nom !
Il s’enfuit dans la ruelle. Un déguisement, voilà ce qu’il lui fallait. Et il n’avait pas le temps d’en acheter un. Il lui faudrait donc recourir au vol. Du linge qui sèche, oui, c’était cela ! Il ne fut pas long à trouver des vêtements pendus à des fils entre deux maisons.
Un costume de bédouin – une tunique à manches longues et une coiffure. Il se débarrassa de sa veste, enfila la tunique et arracha un morceau de sa chemise pour se la nouer autour de la tête.
Il avait maintenant tout à fait l’air d’un Arabe. Hormis ses yeux. Mais il savait où se procurer des lunettes noires. Il en avait vu au bazar, non loin du musée.
Henry n’avait pratiquement pas dessaoulé depuis qu’il était revenu du Shepheard’s, le jour précédent. Sa brève conversation avec Elliott avait eu sur lui un effet des plus néfastes : il était à bout de nerfs.
Il essayait de se rappeler qu’il haïssait Elliott Savarell et que lui-même brûlait du désir de partir en Amérique, pays où il ne verrait plus jamais Elliott ou qui que ce fût qui lui ressemblât.
Cette discussion le hantait, malgré tout. Chaque fois qu’il reprenait un peu conscience, c’était pour revoir Elliott qui le contemplait avec mépris, pour l’entendre lui prodiguer des paroles marquées par la haine.
Pis encore, la haine distillée par Elliott renvoyait à celle que lui, Henry, éprouvait à l’égard de tous ceux qui l’approchaient. La haine empoisonnait Henry et le rendait amer.
Elle le terrorisait.
Il fallait s’écarter d’eux, les oublier, raisonnait-il. Ils ne font que me critiquer et me méjuger alors qu’eux-mêmes ne valent rien.
Quand ils auraient quitté Le Caire, il se reprendrait en main et arrêterait de boire, il reviendrait au Shepheard’s pour y passer quelques jours en paix. Il pourrait alors exposer son cas à son père et partir pour l’Amérique avec la somme coquette qu’il aurait épargnée.
Aujourd’hui, il ne jouerait pas aux cartes ; il se laisserait vivre et apprécierait son scotch sans modération ; il se contenterait de somnoler dans son fauteuil de rotin et de déguster les plats que lui préparerait Malenka.
Malenka était elle-même devenue un peu paresseuse : Elle venait de lui servir un petit déjeuner à l’anglaise et le priait de bien vouloir passer à table. Il l’avait frappée du revers de la main en lui disant de le laisser tranquille.
Elle avait pourtant poursuivi ses préparatifs. Il entendait la bouilloire siffler. Elle avait déposé le service de porcelaine sur la petite table de la cour.
Qu’elle aille au diable ! Il avait trois bouteilles de scotch, c’était amplement suffisant. Peut-être la renverrait-il, pourquoi pas ? Il avait envie de rester seul. De boire, de fumer et de rêver. Et peut-être d’écouter des disques sur le gramophone. Il s’était même habitué à ce satané perroquet.
Il somnolait, se sentait partir à la dérive. Il but encore une gorgée de scotch et laissa sa tête rouler sur son épaule. La maison de Julie ; la bibliothèque ; la main sur son épaule, sur son cou. Le cri resta coincé au fond de sa gorge.
« Bon Dieu ! » Il se leva brusquement et le verre lui échappa des mains. Ah, si ce rêve pouvait s’effacer à tout jamais…
Elliott dut faire halte pour reprendre son souffle. Deux yeux globuleux le fixaient par-delà la serge noire. Ils paraissaient souffrir du soleil, mais leurs paupières à demi rongées ne pouvaient pas se refermer parfaitement. La femme tira sur l’étoffe comme pour se protéger du regard d’Elliott.
Il lui murmura quelques mots latins pour la supplier de prendre patience. Le fiacre n’avait pas pu s’approcher très près de la maison où ils se rendaient. Il fallait encore faire quelques pas.
Il s’épongea le front à l’aide de son mouchoir. Mais attendez un instant… La main. La main qui maintenait la serge noire devant la bouche de la femme. Il l’observa. Elle n’était plus pareille, elle changeait sous l’effet du soleil. La blessure qui laissait entrevoir l’os était pratiquement refermée.
Ses yeux… Oui, les paupières étaient quasi reconstituées et de longs cils noirs et recourbés ornaient déjà cette chair qui rappelait celle des lépreux.
Il la serra dans ses bras et elle se blottit contre lui. Elle laissa échapper un soupir.
Il prit brusquement conscience du parfum riche et suave qui s’élevait de sa personne. Elle sentait encore un peu la boue, certes, la poussière, le marécage, mais ces odeurs étaient supplantées par une senteur autrement plus capiteuse. La chaleur du corps de la femme venait également traverser la serge noire.
Mon Dieu, cette potion était vraiment capable de tout !
« Là, là, ma chère, dit-il en anglais. Nous sommes tout près. C’est cette porte. »
Il la sentit le prendre par la taille et, sans effort apparent, le soulever doucement pour alléger le poids qui pesait sur sa jambe gauche. Il se sentit mieux immédiatement et poussa un petit soupir de soulagement. Il en aurait même ri, mais il n’en fit rien. Il se contenta d’avancer, ainsi aidé, jusqu’à la porte.
Là, il se reposa un instant avant de frapper du poing.
Un long moment s’écoula pendant lequel il n’entendit rien. Il frappa à nouveau, obstinément.
Puis il y eut un bruit de verrou et Henry apparut, le visage grimaçant, mal rasé, vêtu en tout et pour tout d’une robe de chambre en soie verte.
« Qu’est-ce que vous me voulez encore ?
— Laisse-moi entrer. » Il poussa la porte et entraîna la femme à l’intérieur de la maison. Elle se blottissait contre lui et se voilait la face.
Elliott constata que la décoration était assez riche – tapis, meubles, carafes posées sur des tablettes de marbre. De l’autre côté de la pièce, une jeune femme à la peau sombre, en costume de danseuse – Malenka, très certainement – venait déposer un plateau de nourriture.
« Qui est cette femme ? » demanda Henry.
Elliott agrippa le fauteuil le plus proche. Il remarqua que Henry ne pouvait détacher les yeux des pieds de la femme. Il avait vu l’os blanc qui saillait hors de la chair. Le dégoût et l’étonnement déformaient son visage.
« Qui est-ce ? Pourquoi l’avez-vous fait venir ici ? »
Henry recula et se cogna la tête au pilier qui marquait la séparation de la pièce et de la cour intérieure.
« Qu’est-ce qu’elle a ? aboya-t-il.
— Patience, je te dirai tout », chuchota Elliott. Sa poitrine lui faisait si mal qu’il pouvait à peine parler. Il s’affala sur le fauteuil en rotin et sentit la poigne de la femme se relâcher. Elle émit un petit cri. Elle avait vu les étagères sur le mur d’en face, les bouteilles resplendissant au soleil, dans la cour.
Elle se dirigea vers le liquide en gémissant. Le voile noir glissa de sa tête et ses épaules, révélant ses côtes blanchâtres et les fragments d’étoffe qui dissimulaient sa nudité.
« Pour l’amour du Ciel, calme-toi ! » cria Elliott.
Mais il était trop tard. Henry était devenu blême, sa bouche se tordait en un hideux rictus. Derrière lui, dans la cour, Malenka poussa un hurlement d’horreur.
La créature blessée laissa tomber sa bouteille.
Henry glissa la main dans sa poche et en sortit un petit pistolet argenté.
« Non, Henry ! » le supplia Elliott. Il essaya de se relever, mais n’y parvint pas tout de suite. Le coup de feu retentit. Le perroquet glapit dans sa cage.
La femme blessée cria quand elle reçut la balle en pleine poitrine, elle tituba, puis produisit une sorte de vagissement et se lança sur Henry.
Les sons émis par ce dernier n’avaient pratiquement rien d’humain. Toute raison l’avait quitté. Il s’enfuit dans la cour en tirant à plusieurs reprises. Avec un hurlement épouvantable, la femme s’abattit sur lui, lui arracha son arme et le saisit à la gorge. Accrochés l’un à l’autre, ils exécutèrent une sorte de valse grotesque. La table fut renversée, la porcelaine se brisa sur le carrelage. Ils chutèrent sur les orangers dont les petites feuilles tombèrent comme la pluie.
Terrorisée, Malenka était plaquée au mur.
« Elliott, au secours ! »
Henry était à genoux et la créature lui renversait la tête en arrière.
Elliott atteignit l’entrée de la cour, mais ce ne fut que pour entendre craquer la nuque de Henry. Il grimaça en voyant le corps de Henry se détendre brusquement et s’affaler à terre dans un flot de soie verte.
La créature recula en gémissant, puis en sanglotant, ses lèvres se retroussèrent et elle découvrit ses dents, grimaçant comme elle l’avait fait au musée. L’étoffe déchirée qui la recouvrait avait dénudé son épaule, les pointes rose sombre de ses seins se dessinaient sous le lin. De grandes traînées de sang souillaient les linges encore accrochés à son torse, des fragments de tissu tombaient de ses cuisses. Ses yeux injectés de sang et baignés de larmes fixaient le corps sans vie de Henry, mais aussi la nourriture éparpillée, le thé fumant au soleil.
Lentement, elle s’agenouilla pour saisir les petits gâteaux qu’elle porta à sa bouche. À quatre pattes, elle lapa le thé. Elle recueillit la confiture du bout des doigts et les suça avec frénésie. Elle mordit dans la tranche de bacon et l’avala d’un seul coup.
Elliott la regardait dans le silence le plus absolu. Il avait vaguement conscience de Malenka qui courait vers lui pour se protéger.
La créature dévorait le beurre ; elle écrasa les œufs et les mangea à même la coquille. Quand il n’y eut plus rien, elle resta à genoux, hébétée, à contempler ses mains ouvertes.
Le soleil dardait sur la petite cour, il faisait resplendir ses cheveux noirs.
Soudain, elle se retourna et s’allongea sur le carrelage comme dans un lit. Elle observa le ciel d’azur. Ses yeux parurent rouler dans leurs orbites. Seule une demi-lune d’iris pâle était visible.
« Ramsès », prononça-t-elle à voix basse. Sa poitrine se soulevait doucement au rythme de sa respiration.
Le comte prit appui sur Malenka et regagna péniblement son fauteuil. Il sentait trembler la femme à la peau sombre. Très doucement, il l’installa sur les coussins. C’est un cauchemar, se dit-il, je suis en train de rêver. Mais non, il ne rêvait pas. Il avait vu cette créature se lever d’entre les morts. Il l’avait vue tuer Henry. Que pouvait-il faire, au nom du Ciel ?
Malenka se mit à genoux. Les yeux écarquillés mais vides, la bouche grande ouverte, elle portait ses regards sur la cour.
Des mouches voletaient autour du visage de Henry. D’autres préféraient les reliefs du petit déjeuner.
« Là, là, personne ne te fera de mal », murmura Elliott. Sa poitrine le brûlait toujours. Il éprouva une étrange chaleur dans sa main gauche. « Elle ne te fera pas de mal, je te le jure. » Il s’humecta les lèvres du bout de la langue et s’efforça de poursuivre. « Elle est malade, je dois m’occuper d’elle. Elle ne te fera aucun mal, tu comprends ? »
L’Égyptienne était agrippée à son poignet, elle avait le front plaqué au bras du fauteuil. Au bout d’un long moment, elle parla.
« Pas de police, supplia-t-elle d’une voix à peine audible. Pas d’Anglais dans ma maison.
— Non, murmura Elliott. Pas de police. Nous ne voulons pas que la police vienne. »
Il voulut lui caresser la tête, mais n’en trouva pas la force. Il contemplait fixement la cour inondée de soleil, la créature allongée aux cheveux brillants. Et le cadavre.
« Je m’en occupe, dit Malenka. J’emmène mon Anglais. Pas de police. »
Elliott ne comprenait pas. Que voulait-elle dire ? Soudain il comprit.
« Tu peux faire ça ? lui demanda-t-il dans un souffle.
— Oui, je fais cela. Des amis viennent, ils prennent mon Anglais.
— C’est bien. »
Il soupira et la douleur se fit plus vive dans sa poitrine. Lentement, il mit la main droite dans sa poche et en sortit son portefeuille. À peine capable de remuer les doigts de sa main gauche, il prit deux billets de dix livres.
« Pour toi », dit-il. Il ferma les yeux, épuisé par un tel effort. Il sentit l’argent lui glisser de la main. « Mais tu dois faire attention. Tu ne dois parler à personne de ce que tu as vu.
— À personne, oui. Je m’occupe de tout. C’est ma maison. Mon frère me l’a donnée.
— Oui, je comprends. Je ne vais pas rester longtemps. Je te le promets. J’emmènerai cette femme avec moi. Mais pour l’instant, sois patiente et tu auras encore de l’argent. »
Il arracha des billets du portefeuille et les lui fourra dans la main.
Il s’adossa et referma les yeux. Il entendit Malenka marcher sur le tapis. Quand il rouvrit les yeux, ce fut pour la voir qui tenait une tunique noire. Elle-même était vêtue de couleur sombre.
« Tu la couvres », dit-elle. Elle fit un signe de tête en direction de la cour.
« Oui, je vais m’en occuper…
— Tu la couvres ! » dit-elle encore. Il lui répondit à nouveau qu’il s’en chargerait.
Avec soulagement, il l’entendit s’en aller et refermer la porte qui donnait sur la rue.
Dans sa longue tunique de bédouin, Ramsès se promenait dans le musée, noyé dans un flot de touristes. À travers ses lunettes noires, il constata que tout avait été remis en ordre. Pas un éclat de verre, pas un morceau de bois, comme s’il n’y avait jamais eu de vitrines brisées à cet endroit. Le flacon qu’il avait laissé derrière lui avait également disparu.
Où était-elle ? Que lui était-il arrivé ? Il repensa aux soldats qui l’avaient encerclé. Était-elle tombée entre leurs mains ?
Il continua de marcher, regardant sans les voir les statues et les sarcophages. Il ne se rappelait pas avoir connu semblable misère au cours des siècles qui s’étaient écoulés.
Où aller, que faire, il était incapable de se décider. Et il risquait fort de sombrer dans la folie s’il ne trouvait pas très vite une solution !
Il s’écoula peut-être un quart d’heure, peut-être moins. La couvrir, oui. Mais il fallait surtout la faire sortir d’ici avant l’arrivée des hommes. Elle était toujours allongée au soleil, balbutiant de temps à autre quelques paroles dans son sommeil.
Il saisit sa canne et se leva. Il sentait à nouveau sa jambe gauche – ce qui signifiait que la douleur était revenue.
Il se rendit dans la chambre. Un haut lit de style victorien occupait toute la partie droite de la pièce ; la moustiquaire captait le flot de soleil qui entrait par les volets ouverts.
Une coiffeuse avait été placée sur la gauche de la fenêtre. Les portes vitrées de l’armoire étaient ouvertes sur une belle collection de vestons et de manteaux.
Un petit gramophone portatif à pavillon était posé sur la coiffeuse. Un coffret de disques portait l’inscription : « L’anglais vite et bien ». Il y avait aussi quelques disques de musique légère, un cendrier, un magazine et une bouteille de scotch à demi entamée.
Une petite porte laissait entrevoir une salle de bains, parfaitement équipée avec son tub métallique.
De l’autre côté de la pièce, une autre porte conduisait à une petite pièce aux volets clos. C’était là que la sombre beauté rangeait ses costumes de scène et des bijoux de pacotille. Dans une armoire étaient toutefois rangées des tenues de style occidental, des ombrelles en dentelle, des bottines et des capelines extravagantes.
En quoi ces habits pourraient-ils servir à la malheureuse créature qui avait surtout besoin d’échapper aux regards indiscrets ?
L’image de la mort de Henry s’imposa à lui. Curieusement, il n’éprouva rien.
Il avait le flacon dans sa poche. Il restait quelques gouttes du précieux liquide. Y penser ne lui fit aucun effet. Il s’était passé tellement de choses ! La femme de ménage du musée, Henry qui gisait dans la cour. Et cette créature qui prenait un bain de soleil !
Il était bien incapable de raisonner. Pourquoi le ferait-il, d’ailleurs ? Il n’avait qu’une certitude : il lui fallait trouver Ramsès. Mais où se terrait-il ? Que lui avaient fait les balles ? Était-il prisonnier des hommes qui l’avaient arrêté ?
Il devait commencer par s’occuper de la femme, la vêtir et la mettre à l’abri avant l’arrivée des amis de Malenka. Car elle pourrait fort bien les attaquer. Ou seulement se montrer à eux, ce qui n’était pas mieux.
En boitillant, il se dirigea vers la cour. Ramsès et lui n’étaient pas ennemis. Ils n’étaient pas non plus du même bord. Mais peut-être… Non, il n’était pas en état de rêver ou de nourrir une quelconque ambition.
Il s’avança doucement vers la femme endormie sur le sol carrelé de la cour intérieure.
Le soleil était à son zénith. Il plissa les yeux et regarda. Elle gémissait doucement, il était visible qu’elle souffrait, mais ce n’était plus une créature décharnée qui gisait là. Non, c’était une femme d’une exceptionnelle beauté !
Certes, le blanc de l’os apparaissait encore çà et là sous sa peau ou dans ses cheveux ; deux doigts de sa main droite formaient une masse sanglante et la blessure qu’elle avait reçue à la poitrine béait encore.
Mais son visage avait retrouvé la plénitude de ses formes. Ses joues avaient repris leur couleur originelle et sa bouche était pleine et bien dessinée. Ses seins ronds et fermes arboraient des tétons rose sombre.
Que se passait-il ? L’élixir avait-il besoin d’un certain temps pour faire effet ?
Timidement, il se rapprocha. La chaleur était accablante. Il avait la tête qui tournait. Luttant une fois de plus pour ne pas perdre conscience, il s’appuya au pilier, les yeux fixés sur la femme qui ouvrait maintenant ses yeux noisette.
Elle leva la main droite et la regarda. De toute évidence, elle se rendait compte de ce qui lui arrivait. Il semblait que ses blessures la faisaient souffrir. Haletante, elle toucha les bords de la cicatrice qu’elle avait à la poitrine.
Rien n’indiquait qu’elle comprenait qu’elle était en train de guérir. Elle laissa retomber son bras et ferma les yeux. Elle se mit à pleurer, très doucement.
« Ramsès, dit-elle comme dans un demi-sommeil.
— Viens avec moi, lui dit Elliott en latin. Suis-moi dans la maison, tu auras un vrai lit. »
Elle le regarda d’un air triste.
« Le chaud soleil est là également », dit-il. Il avait à peine prononcé ces mots qu’il comprit tout. C’était le soleil qui la guérissait ! Il en avait vu l’effet sur sa main alors qu’ils parcouraient les rues. C’était la seule partie exposée de son corps en dehors de ses yeux qui, eux aussi, reprenaient leur aspect normal.
C’était aussi le soleil qui avait réveillé Ramsès. C’était aussi le sens de l’avertissement lisible sur son tombeau : les rayons du soleil ne devaient pas en franchir la porte.
L’heure n’était pas aux interrogations. Elle s’était assise. Les haillons étaient tombés de ses seins nus ; son visage aux angles bien marqués était tourné vers lui, ses pommettes se dessinaient et ses yeux brillaient d’une lumière froide.
Elle lui tendit la main, mais la retira vivement lorsqu’elle vit ses doigts osseux.
« Non, aie confiance », dit-il en latin. Il l’aida à se mettre sur pied.
Il l’entraîna dans la petite maison, vers la chambre. Elle observait les objets qui l’entouraient. Du bout du pied, elle toucha le tapis persan. Elle s’arrêta devant le petit gramophone. Ce disque noir, que pouvait-il bien représenter pour elle ?
Il voulut la mener jusqu’au lit, mais elle resta sur place. Elle avait vu le journal abandonné sur la coiffeuse, plus particulièrement la publicité pour l’opéra – étrange dessin représentant une Égyptienne et un guerrier enlacés sur fond de pyramides et de palmiers assez fantaisistes.
Elle laissa entendre un petit gémissement d’impatience, puis ses doigts parcoururent les colonnes écrites en anglais. Elle posa sur Elliott des yeux brillants et un peu fous.
« Ma langue, lui dit-il en latin. L’anglais. Ce dessin est une réclame pour un drame accompagné de musique. On appelle cela un opéra.
— Parle en anglais », lui répondit-elle en latin. Sa voix était aiguë quoique assez jolie. « Je te le dis, parle. »
Il y eut un bruit à la porte. Il la prit par le bras et la tira vers un coin de la chambre. « Des étrangers », dit-il en anglais avant de traduire immédiatement en latin. Il poursuivit ainsi, passant sans cesse d’une langue à l’autre. « Allonge-toi et repose-toi, je t’apporterai à manger. »
Elle tendit l’oreille pour capter les bruits qui provenaient de l’autre pièce. Soudain, son corps fut agité par un spasme violent et elle porta la main à sa poitrine. Oui, ils la faisaient terriblement souffrir, ces ulcères épouvantables, car c’était bien de cela qu’ils avaient l’air. Il y avait cependant autre chose, car elle paraissait très nerveuse et sursautait au moindre bruit.
Il s’empressa de la conduire au lit et rejeta la couverture pour la faire s’allonger sur le drap. Elle parut en éprouver un intense soulagement. À nouveau, elle frissonna violemment et se tourna instinctivement vers le soleil.
Il ouvrit les volets et permit à la chaude lumière de pénétrer dans la pièce.
Il alla ensuite refermer la porte du salon et regarda par la fenêtre qui donnait sur la cour.
Malenka ouvrait la porte du petit jardin. Deux hommes étaient entrés, qui portaient un tapis roulé. Ils le déployèrent sur le carrelage, soulevèrent le corps de Henry, le déposèrent sur le tapis et roulèrent celui-ci.
La vue des membres inertes de Henry donna la nausée à Elliott. Il avala péniblement sa salive et attendit la douleur qui ne manquerait pas de se réveiller dans sa poitrine.
Il entendit pleurer doucement dans le lit. Il revint vers la femme et la regarda. Il ne savait pas si sa guérison se poursuivait. C’est alors qu’il pensa au flacon dans son manteau.
Il hésita, mais qui n’hésiterait pas en pareilles circonstances ? Il ne restait plus que quelques gouttelettes. Et il ne pouvait supporter la vue de la douleur.
La femme le regarda en clignant des yeux comme si l’éclat du jour lui faisait mal. Doucement, en latin, elle lui demanda son nom.
Il ne put lui répondre tout de suite. La simplicité de son ton était la preuve d’une grande intelligence naturelle. Cette même intelligence qu’il découvrait dans son regard.
Elle ne paraissait plus folle ni désorientée. Ce n’était plus qu’une femme qui souffrait.
« Pardonne-moi, dit-il en latin. Elliott, Lord Rutherford. Dans mon pays, je suis un seigneur. »
Elle le dévisagea, puis elle remonta la couverture sur son ventre. Le soleil jouait dans ses cheveux sombres.
Ses sourcils bruns étaient magnifiquement dessinés, très haut et harmonieusement écartés. Ses yeux noisette étaient superbes.
« Puis-je te demander ton nom ? » dit-il en latin.
Ses lèvres esquissèrent un sourire amer. « Cléopâtre, dit-elle. Dans mon pays, je suis une reine. »
Une bouffée de chaleur envahit Elliott. Il la regarda droit dans les yeux, incapable de prononcer une parole. Puis une véritable ivresse s’empara de lui, lui faisant oublier toute crainte et tout regret.
« Cléopâtre », répéta-t-il dans un murmure respectueux.
En latin, elle dit : « Parle-moi en anglais, seigneur Rutherford. Parle la langue que tu parlais à l’esclave. Parle la langue écrite dans ce livre. Apporte-moi à boire et à manger, car je suis affamée.
— Oui », dit-il en anglais en hochant la tête. Il répéta sa réponse en latin. « À boire et à manger.
— Et tu dois me dire…» commença-t-elle, mais elle fut contrainte de s’arrêter. Son flanc lui faisait mal. Elle porta la main à sa tête blessée. « Dis-moi…» fit-elle à nouveau, avant de lui adresser un regard plein de panique. Visiblement, elle faisait des efforts terribles pour se souvenir. Elle ferma les yeux et se mit à pleurer.
« Attends, j’ai un remède », dit-il. Il s’approcha du lit et tira le flacon de son manteau. Il restait très peu d’un liquide étincelant au soleil.
Elle regarda le flacon d’un air dubitatif. Elle le vit l’ouvrir et le lui tendre. Il lui caressa doucement les cheveux de la main gauche, mais elle l’arrêta. Elle toucha ses paupières et constata qu’il restait encore des endroits où la chair n’était pas reconstituée. Alors elle prit le flacon, en versa quelques gouttes sur le bout de ses doigts et se frotta les paupières.
Elliott assista, émerveillé, à l’action de la substance chimique. Il entendait pratiquement les craquements de la peau qui se reformait.
En un geste désespéré, elle versa le restant du flacon sur la blessure hideuse qui barrait sa poitrine. Elle étala le liquide avec les doigts de sa main gauche. Elle gémissait doucement. Puis elle s’allongea sur le drap, le souffle court, mais apaisée.
Plusieurs minutes s’écoulèrent. Elliott était fasciné par ce qu’il voyait. La guérison avait ses limites. Les paupières de la femme étaient redevenues parfaitement normales et de longs cils noirs venaient les border, mais sa blessure à la poitrine était toujours aussi béante.
Il se rendait seulement compte qu’elle était Cléopâtre et que Ramsès avait retrouvé par hasard le corps de son amour perdu. Il comprenait enfin pourquoi Ramsès avait agi de la sorte. Il se demanda, non sans tristesse, ce que cela pouvait bien vouloir dire, détenir un tel pouvoir… Il avait rêvé de l’immortalité, mais pas du pouvoir de la conférer, de triompher de la mort !
Les implications de son geste étaient formidables. Cette créature, qu’avait-elle à l’esprit ? Il fallait qu’il retrouve Ramsey !
« Je vous donnerai encore du remède dit-il en anglais avant de traduire immédiatement en latin. Je t’en apporterai, mais tu dois te reposer. Tu dois rester au soleil. » Il lui montra la fenêtre. En se servant des deux langues, il lui expliqua que le soleil favorisait l’action du remède.
D’un air somnolent, elle le regarda. Elle répéta ses phrases en anglais, imitant son accent à la perfection. Ses yeux avaient cependant recouvré leur brillance et leur air de folie. Elle murmura en latin qu’elle était incapable de se souvenir et pleura à nouveau.
Un tel spectacle lui était insupportable, mais que pouvait-il faire de plus ? Il se hâta d’aller dans l’autre pièce et en revint avec une bouteille d’alcool, une sorte de cognac épicé. Elle s’en saisit et la vida.
Ses yeux se ternirent un instant, puis elle poussa de petits gémissements.
Le gramophone. Ramsey aimait la musique, elle le fascinait littéralement. Elliott s’approcha du petit appareil et passa en revue les quelques disques. Voilà ce qu’il cherchait : Aïda. Caruso chantait le rôle de Radamès.
Il tourna la manivelle, déposa le disque sur le plateau et mit le bras en place. Dès les premières notes, elle se redressa dans son lit, le regard horrifié. Il lui effleura délicatement l’épaule.
« Opéra, Aïda », dit-il. Il trouva des mots latins pour lui expliquer ce qu’était un gramophone. « C’est le chant d’un homme pour son amour égyptien. »
Elle quitta le lit et passa devant lui. Elle était presque entièrement nue ; ses formes étaient délicates, ses hanches étroites et ses jambes magnifiquement proportionnées. Elliott s’efforça de ne pas regarder ses seins. Elle s’approcha doucement du gramophone et souleva le bras. Elle lança à Elliott une bordée de jurons latins. « Fais encore jouer la musique !
— Oui, mais je veux te montrer comment s’y prendre », lui dit-il. Pour la seconde fois, il tourna la poignée et il reposa l’aiguille sur le disque. Le visage de la femme perdit sur-le-champ toute sa sauvagerie. Elle se mit à gémir au rythme de la musique avant de poser les mains sur ses tempes et de fermer les yeux.
Elle dansa, sauvagement, frénétiquement. Elliott avait déjà vu danser ainsi – des enfants attardés qui réagissaient par pur instinct aux sons et au tempo.
Elle ne le vit pas s’éclipser pour aller lui chercher quelque chose à manger.
Ramsès acheta le journal au kiosque britannique et s’en alla lentement dans les rues grouillantes de monde du bazar.
MEURTRE AU MUSÉE
UNE MOMIE VOLÉE – UNE FEMME DE MÉNAGE ASSASSINÉE
Venait ensuite un sous-titre :
ON RECHERCHE UN MYSTÉRIEUX ÉGYPTIEN
Il parcourut l’article, en quête de détails, puis il froissa le journal et le jeta à terre. Il avançait, tête baissée et bras croisés sous sa tunique d’Arabe. Était-ce elle qui avait tué la femme de ménage ? Si oui, pourquoi ? Et comment avait-elle réussi à s’enfuir ?
Il se rappela ce qu’il avait vu dans la salle plongée dans la pénombre, cette chose monstrueuse qu’il avait ressuscitée. Il vit la créature se dresser, il entendit sa voix rauque, il lut la souffrance infinie inscrite sur ce qui lui restait de son visage !
Que pouvait-il faire ? Ce matin, pour la première fois depuis l’époque où il n’était qu’un mortel, il avait songé aux dieux. Dans le musée, d’anciennes prières lui étaient revenues aux lèvres, des mots qu’il avait prononcés devant la foule des croyants et dans les temples obscurs où régnaient les prêtres.
Et maintenant, dans cette rue à la chaleur étouffante, il se prenait à murmurer à nouveau les prières du temps passé.
Julie était assise sur le petit sofa de chintz blanc de sa suite. Elle était heureuse qu’Alex fût là et lui tînt les mains. Samir se tenait debout à côté de la seule chaise qui restât vide. Deux officiels britanniques avaient pris place en face de lui. Près de la porte, Miles Winthrop croisait les mains dans le dos et affichait un air misérable. Le plus âgé des officiels, un certain Peterson, brandissait un télégramme.
« Vous vous rendez certainement compte, mademoiselle Stratford, dit-il avec un sourire condescendant, qu’avec un cadavre à Londres et un autre ici, au Caire…
— Comment savez-vous que ces morts sont liées ? demanda Samir. Cet homme, à Londres, vous dites vous-même que c’était un usurier !
— Ah, Tommy Sharples ? Oui, c’était bien là sa profession.
— Quel rapport M. Ramsey peut-il bien avoir avec lui ? » demanda Julie. C’est remarquable, se dit-elle, je parais si calme alors que je suis totalement paniquée.
« Mademoiselle Stratford, la pièce à l’effigie de Cléopâtre retrouvée dans la poche de cet individu établit une relation entre ces deux meurtres. Elle provient certainement de votre collection. Elle est identique aux cinq pièces cataloguées.
— Ce n’est pas l’une des cinq pièces, vous me l’avez dit.
— Oui, mais, voyez-vous, nous en avons trouvé plusieurs autres, ici même, au Shepheard’s.
— Je ne vous suis plus.
— Dans la chambre de M. Ramsey. »
Samir s’éclaircit la voix. « Vous avez fouillé sa chambre ? »
Ce fut Miles qui lui répondit :
« Julie, je sais que cet ami vous est très cher et que toute cette histoire est extrêmement pénible, mais vous comprendrez que ces meurtres sont extraordinairement… vicieux. Vous devez nous dire tout ce qui nous aidera à appréhender cet homme.
— Il n’a tué personne à Londres ! »
Miles poursuivit comme s’il n’avait pas entendu.
« Il y a aussi monsieur le comte, nous devons lui parler, et lui aussi demeure introuvable. » Il se tourna vers Alex.
« Je ne sais pas où est mon père, dit Alex d’un air piteux.
— Et Henry Stratford, où pouvons-nous le trouver ? »
Les deux Égyptiens parcouraient à toute hâte les ruelles étroites du vieux Caire. Le corps enveloppé pesait très lourd sous le soleil écrasant de midi.
Mais la peine et la sueur seraient vite oubliées, car ce corps rapporterait gros. Avec les mois d’hiver, les touristes allaient arriver par nuées. Ils avaient trouvé à temps un cadavre particulièrement intéressant.
Ils arrivèrent enfin devant la maison de Zaki – « l’usine », selon l’expression consacrée. Ils franchirent la porte de la cour et transportèrent leur trophée à travers toute une série de pièces mal éclairées. Des momies étaient posées contre les murs de pierre et de nombreux corps sombres, pareils à du cuir, étaient allongés sur des tables.
Seule l’odeur des produits chimiques les incommodait. Ils étaient impatients de voir Zaki.
« C’est un bon corps », dit l’un des deux hommes.
Il s’adressait à un ouvrier chargé de mélanger le contenu d’un immense pot de bitume. Un important lit de braises le maintenait en ébullition.
« Un beau squelette ? demanda l’homme.
— Ah oui, un superbe squelette d’Anglais ! »
Son déguisement était excellent. Il y avait des milliers de Bédouins au Caire. Nul ne le remarquait. Seules ses lunettes noires attisaient parfois la curiosité des passants.
Il les rangea dans sa poche pour pénétrer dans l’arrière-cour du Shepheard’s. Les domestiques occupés à nettoyer une automobile ne levèrent même pas le nez sur lui.
Il se faufila le long du mur, derrière les arbres fruitiers, et s’approcha d’une porte dérobée. Un escalier de service conduisait aux étages. Dans l’alcôve, il y avait des balais, des seaux et divers outils.
Il prit un balai et monta lentement. Il redoutait l’instant fatal où Julie le questionnerait sur sa conduite.
La femme était assise au bord du lit et mangeait les aliments posés sur la table de rotin qu’il avait remontée de la cour. Elle portait une chemisette légère, le seul sous-vêtement qu’il eût trouvé dans les affaires de Malenka. Il l’avait aidée à l’enfiler.
Malenka avait préparé ce frugal repas – du pain et des fruits, du fromage et du vin –, mais elle n’osait pas entrer dans la chambre.
La créature avait un formidable appétit et elle mangeait de manière gloutonne. Elle avait bu plusieurs bouteilles de vin comme si c’était de l’eau. Elle était restée sagement au soleil, mais la guérison ne s’était pas poursuivie – Elliott en était pratiquement sûr.
Malenka, tremblante, se terrait dans la pièce de devant. Elliott ignorait combien de temps il pourrait la contrôler. Elle était accroupie, le dos au mur, les bras croisés.
« N’aie pas peur, lui dit-il.
— Mon pauvre Anglais, dit-elle à voix basse.
— Je sais, oui, je sais. » Mais, en fait, il ne savait rien. Il s’assit et sortit des billets de son portefeuille. Il lui fit signe de venir les prendre, mais elle se contenta de les regarder de loin avant de tourner la tête vers le mur.
« Mon pauvre Anglais, répéta-t-elle. Il est dans la cuve. »
Avait-il bien entendu ?
« Quelle cuve ? demanda-t-il. De quoi parles-tu ?
— Avec mon Anglais, ils font un grand pharaon. Mon bel Anglais. Ils le mettent dans le bitume, ils font une momie pour les touristes. »
Il était trop choqué pour lui répondre. Il regarda autre part, incapable de trouver les mots qui convenaient.
« Mon bel Anglais, ils l’enveloppent de lin, ils font de lui un roi. »
Il voulait lui enjoindre de se taire, mais il en était bien incapable. Ils restèrent silencieux jusqu’à ce que le bruit du gramophone le fît sursauter. Ce n’était pas de la musique, mais une voix nasillarde qui parlait anglais. Les disques pour apprendre la langue. Elle les avait trouvés. Il espérait qu’elle s’en satisferait et qu’elle le laisserait un instant tranquille.
Un grand fracas retentit alors. Le miroir. Elle l’avait brisé.
Il se leva et courut vers elle. Elle se balançait sur le tapis. Les fragments du miroir jonchaient la coiffeuse et le sol. Le gramophone ronronnait.
« Regina, dit-il. Bella regina Cleopatra.
— Seigneur Rutherford, s’écria-t-elle, que m’est-il arrivé ? Quel est cet endroit ? » Puis elle égrena toute une litanie de mots dans une langue étrange avant de pousser des cris hystériques et de terminer par un long sanglot.
Zaki inspectait le travail. Il les regarda enfoncer le corps nu de l’Anglais au plus profond du liquide épais de couleur verdâtre. Avant, ils embaumaient les corps, ils reproduisaient dans le moindre détail le processus originel. Mais, aujourd’hui, les Anglais perdaient un peu l’habitude de dépouiller les momies au cours de leurs soirées londoniennes. Il suffisait de les plonger soigneusement dans le bitume avant de les envelopper de bandelettes.
Il s’approcha de la cuve et scruta le visage de l’Anglais. Un bon squelette, oui. Les touristes aimaient deviner le visage sous les bandelettes. Celui-ci avait excellente allure.
Un coup discret frappé à la porte.
« Je ne veux voir personne », dit Julie. Elle était assise sur le sofa à côté de Samir, lequel lui tenait la main tandis qu’elle pleurait.
Elle ne parvenait pas à comprendre ce qui s’était passé. Il n’y avait aucun doute là-dessus : Ramsès était entré dans le musée, il y avait été grièvement blessé et puis, il s’était enfui. Mais de là à tuer une femme de ménage… Non, elle se refusait à y croire.
« Le vol de la momie, c’est une chose que je peux comprendre, avait-elle dit à Samir quelques instants plus tôt. Il connaissait cette femme, il savait qui elle était. Il ne pouvait pas supporter de voir son corps ainsi exposé.
— Certes, dit Samir, mais puisqu’il a été fait prisonnier, qui a emporté la momie ? » Il s’arrêta de parler quand Rita ouvrit la porte.
Julie aperçut un Arabe portant une ample tunique. Elle allait tourner la tête quand elle vit ses yeux bleus.
C’était Ramsès. Il passa devant Rita et referma la porte. Elle se jeta dans ses bras.
En un instant, elle oublia ses doutes et ses craintes. Elle cacha son visage dans son cou. Elle sentit ses lèvres effleurer son front avant de descendre vers sa bouche.
Elle entendit le conseil de Samir. « Vous êtes en danger, sire, ils vous cherchent partout. »
Mais elle ne pouvait se résoudre à quitter son étreinte. Dans cette tunique flottante, il paraissait plus que jamais venir d’un autre monde.
« Est-ce que tu es au courant de ce qui est arrivé ? lui dit-elle. Une femme de service du musée a été tuée et tout le monde t’accuse du crime.
— Oui, ma tendre et douce, je sais cela, dit-il. Je suis responsable de cette mort. Et aussi de choses bien pires. »
Elle le regarda dans les yeux et s’efforça d’accepter ses paroles. Puis les larmes se remirent à couler et elle dissimula son visage dans ses mains.
La femme était assise sur le lit et le suppliait du regard. Avait-elle bien compris lorsqu’il lui avait dit que cette robe était très jolie ? Elle imita à la perfection les phrases de la méthode d’anglais. « Je voudrais un peu de sucre dans mon café. Je voudrais une rondelle de citron. » Puis elle retomba dans le silence.
Elle le laissa fermer les petits boutons de nacre, elle le regarda avec un certain étonnement nouer la ceinture de la jupe. Elle eut un petit rire étrange quand elle frotta les jambes contre l’étoffe.
« Joli, joli », dit-elle. Il lui avait appris ce mot en anglais. « Jolie robe. »
Elle passa brusquement devant lui et prit un magazine posé sur la coiffeuse. Elle regarda les femmes des illustrations. En latin, elle lui demanda encore une fois où elle se trouvait, quel était cet endroit.
« C’est l’Égypte. » Il le lui avait déjà dit à de nombreuses reprises. Venaient alors le regard vide et l’air douloureux.
Timidement, il prit la brosse et la passa dans ses cheveux. Des cheveux si fins, si noirs, parcourus de reflets bleutés. Elle soupira et souleva les épaules. Elle aimait être ainsi brossée. Un petit rire lui échappa.
« Très bien, seigneur Rutherford », dit-elle en anglais. Elle se cambra et étira langoureusement ses membres. Tendues devant elle, ses mains avaient une forme exquise.
« Bella regina Cleopatra », soupira-t-il. Était-il raisonnable de la laisser seule ? Pouvait-il le lui faire comprendre ? Malenka devrait peut-être se poster dans la rue en attendant son retour.
« Je dois partir chercher du remède. »
Elle le regarda d’un air interdit. Elle ne savait pas de quoi il parlait ? Était-il possible qu’elle ne se rappelât pas ce qui venait de se passer ? Elle faisait pourtant des efforts.
« Auprès de Ramsès », ajouta-t-il.
Il y eut une étincelle dans son œil, puis une ombre passa sur son visage. Elle murmura quelque chose qu’il ne perçut pas. « Bon seigneur Rutherford », dit-elle.
Il tira plus fort sur la brosse. Sa chevelure était une cascade ondulée et soyeuse.
Une étrange lumière éclairait ses traits. Sa bouche était pleine, ses joues plus rouges.
Elle se retourna et caressa le visage d’Elliott. Elle dit en latin qu’il avait la science du vieillard et la bouche du jouvenceau.
Il réfléchit à cela tandis qu’elle le regardait droit dans les yeux. Il lui semblait que sa propre conscience des choses était en train de dériver, car d’un instant à l’autre elle était cette créature malheureuse dont il devait prendre soin, puis la grande Cléopâtre.
Cette révélation le heurta de plein fouet.
Cette femme sensuelle qui avait séduit César et tant d’autres… Elle se colla à lui non sans arrogance. Elle le prit par le cou et lui caressa les cheveux.
Sa chair était brûlante. Mon Dieu, cette même chair qui avait reposé, noire et décomposée, sous le verre crasseux d’un musée.
Mais ces yeux, ces yeux noisette aux pupilles parsemées de paillettes d’or, il était impossible qu’ils fussent revenus à la vie dans cette masse infâme. L’abomination de la mort…
Les lèvres de Cléopâtre l’effleurèrent, elle ouvrit la bouche et il sentit sa langue se glisser entre ses dents.
Immédiatement, son sexe se tendit. C’était de la folie ! Il ne pouvait pas faire ça ! Son cœur, ses rhumatismes, il n’allait quand même pas… Elle écrasa ses seins sur lui. Sous l’étoffe, il sentait sa peau brûlante. Le fin tissu, les boutons de nacre, ils ne faisaient que la rendre plus délicieusement sauvage.
Sa vision se troubla, il vit les os nus de ses doigts quand elle lui passa la main dans les cheveux, quand sa langue se fit plus insistante et plongea au plus profond de sa bouche.
Cléopâtre, maîtresse de César, de Marc Antoine et de Ramsès le Damné. Il la prit par la taille. Elle s’allongea sur le lit, l’entraînant dans sa chute.
Il gémit, sa bouche la cherchait. Oh, la prendre ! Sa main froissa la soierie et se faufila entre ses cuisses. Cette toison, ces lèvres humides.
« Bien, seigneur Rutherford », dit-elle en latin. Ses hanches s’écrasaient sur son sexe tendu et prêt à se libérer.
Il défit quelques boutons. Combien d’années depuis qu’il n’avait pas fait la chose dans une telle hâte ? Mais il était trop tard pour s’interroger.
« Ah, prends-moi, seigneur Rutherford ! siffla-t-elle. Plonge ta dague dans mon âme ! »
« Vous ne pouvez pas rester ici, sire, dit Samir. C’est par trop risqué. Ils surveillent l’entrée. Ils doivent nous suivre partout où nous allons. Et puis… ils ont fouillé votre chambre, ils ont trouvé les pièces anciennes. Ils ont peut-être trouvé… plus encore.
— Non, ils ne pouvaient rien trouver d’autre. Mais je dois m’entretenir avec vous. Tous les deux.
— Il nous faut une cachette, dit Julie. Un endroit où nous puissions nous rencontrer.
— Je peux arranger cela, dit Samir. Mais il me faut quelques heures. Pouvez-vous me retrouver à trois heures devant la Grande Mosquée ? Je serai vêtu comme vous.
— Je viens avec vous ! insista Julie. Rien ne pourra me tenir à l’écart.
— Julie, tu ne sais pas ce que j’ai fait, dit Ramsès.
— Dans ce cas, tu dois me le dire. Ces tuniques, Samir pourra en trouver facilement.
— Oh, comme je t’aime ! dit très doucement Ramsès. Et comme j’ai besoin de toi ! Mais pour ta propre sécurité, Julie, ne te…
— Je suis avec toi, quoi qu’il arrive.
— Sire, il faut partir. Il y a des policiers partout. Ils peuvent revenir nous interroger. À la mosquée. À trois heures. »
Sa poitrine lui faisait très mal, mais il n’était pas en train de mourir. Il était affalé dans un petit fauteuil, près du lit. Il avait envie de boire, mais la bouteille était dans l’autre pièce et il n’avait pas la force d’aller la chercher. Il avait juste assez de force pour reboutonner lentement sa chemise.
Il la regarda une fois de plus. Son visage était lisse comme la cire, elle semblait dormir. Elle ouvrit les yeux, s’assit dans le lit et lui tendit le flacon.
« Le remède, dit-elle.
— Oui, Majesté, j’irai le chercher, mais tu dois rester ici. Tu comprends ? » Il repassa au latin pour lui donner des explications. « Tu es en sécurité ici. Tu ne dois pas quitter cette maison. »
Il semblait qu’elle refusait cette solution.
« Où t’en vas-tu ? » lui demanda-t-elle. Elle regarda autour d’elle : la fenêtre près du lit, le mur de la maison voisine blanchi à la chaux et inondé de soleil. « L’Égypte. Je ne crois pas que c’est mon Égypte.
— Si. Et je dois essayer de retrouver Ramsès. »
À nouveau l’étincelle dans le regard, puis la confusion, et, soudain, la panique.
Il se leva. Il ne pouvait attendre indéfiniment. Il espérait seulement que Ramsès était parvenu à s’échapper. Julie et Alex avaient certainement trouvé de bons avocats. De toute façon, il lui fallait revenir à l’hôtel.
« Je ne serai pas long, Majesté, lui dit-il. Je reviendrai dès que possible avec le remède. »
Elle ne paraissait pas lui faire confiance et le regarda d’un œil soupçonneux quand il quitta la pièce.
Malenka était accroupie dans un coin du salon. Tremblante, elle posa sur lui des yeux stupides.
« Écoute-moi. » Il trouva sa canne et s’en saisit. « Je veux que tu sortes avec moi, que tu verrouilles la porte et que tu ne bouges pas de là ? »
La fille avait-elle compris ? En tout cas, elle regardait par-dessus l’épaule d’Elliott. Il se retourna et vit Cléopâtre dans l’encadrement de la porte. Pieds nus, les cheveux défaits, elle avait un air extraordinairement sauvage dans sa robe de soie. Elle fixait Malenka.
La fille gémissait, sa terreur n’était pas feinte.
« Non, viens avec moi, lui dit Elliott. N’aie pas peur, elle ne te fera aucun mal. »
Malenka était trop terrorisée pour écouter ou obéir. Les petits cris qu’elle émettait avaient quelque chose de pitoyable. Le visage de Cléopâtre avait pris l’apparence d’un masque de fureur.
Elle s’approcha de la malheureuse, qui ne pouvait détacher son regard des os qui saillaient de la main et du pied de la reine.
« Ce n’est qu’une servante », dit Elliott en prenant Cléopâtre par le bras. Elle fit volte-face et le frappa avec une telle force qu’il se trouva projeté contre la cage du perroquet. Malenka poussa un cri hystérique et le perroquet l’imita en ballant des ailes.
Elliott se releva. Il fallait que cette fille arrête de hurler. C’était épouvantable. Cléopâtre paraissait elle-même au bord de l’hystérie, prise entre les cris stridents du perroquet et ceux de Malenka. Soudain, elle se jeta sur la malheureuse et la saisit à la gorge avant de la forcer à se mettre à genoux, ainsi qu’elle l’avait fait avec le jeune Henry quelques heures auparavant.
« Non, arrête ! » lui cria Elliott, mais elle le frappa à nouveau avec une telle force qu’il s’écrasa contre le mur. Un bruit sinistre retentit alors. La fille était morte. Cléopâtre lui avait brisé la nuque.
L’oiseau s’était tu. Malenka gisait sur le tapis, sa tête faisait un angle improbable avec le reste de son corps. Ses yeux bruns étaient entrouverts.
Cléopâtre la regardait fixement. Puis elle dit en latin :
« Elle est morte. »
Elliott était dans l’incapacité de répondre. Il s’agrippa au rebord d’un meuble et se releva. Les coups sourds qui retentissaient dans sa poitrine n’avaient aucune importance. Rien ne pouvait égaler la douleur morale qu’il éprouvait en cet instant.
« Pourquoi as-tu fait cela ? » murmura-t-il. Mais pourquoi poser semblable question à cette créature ? Son cerveau était gravement endommagé, c’était certain, de même que l’était son corps, aussi beau fût-il.
Elle adressa à Elliott un regard presque innocent.
« Dis-moi, seigneur Rutherford, comment suis-je arrivée ici ? » Elle cligna des yeux et s’approcha de lui avant de lui rendre sa canne. « D’où viens-je ? » demanda-t-elle. Ses yeux s’emplirent d’une terreur soudaine. « Seigneur Rutherford, est-ce que j’étais morte ? »
Elle n’attendit pas sa réponse et poussa un formidable hurlement. Il l’enlaça et plaqua la main sur sa bouche.
« Ramsès t’a rappelée. Ramsès ! Tu as prononcé son nom, tu l’as vu.
— Oui. » Elle ne se débattait plus et se contentait de lui serrer le poignet. « Ramsès était là. Et quand… quand je l’ai appelé, il s’est enfui. Comme cette femme, il m’a fuie ! Le même regard dans les yeux…
— Il voulait revenir te chercher, mais d’autres l’en ont empêché. Je dois le retrouver. Tu comprends ? Tu dois rester ici. Tu dois m’attendre. Ramsès a le remède, je te le rapporterai.
— Dans combien de temps ?
— Dans quelques heures, dit-il. C’est le milieu de l’après-midi. Je serai de retour avant la nuit. »
Elle gémit encore une fois, tête baissée. Elle avait l’air d’un enfant à qui l’on soumet un problème insurmontable.
« Ramsès », murmura-t-elle. Visiblement, elle ne savait pas trop de qui il s’agissait.
Il lui effleura l’épaule avant de s’appuyer sur sa canne et de s’approcher du corps de la fille. Qu’allait-il en faire ? Il ne pouvait tout de même pas le laisser pourrir au soleil ? Et comment parviendrait-il à l’ensevelir dans le jardin, lui qui avait à peine la force de marcher ? Il ferma les yeux et eut un rire amer. Il lui semblait qu’un millier d’années s’étaient écoulées depuis qu’il avait vu pour la dernière fois son fils, Julie ou un endroit civilisé comme les salons du Shepheard’s. Depuis qu’il avait fait un geste ou prononcé une parole normale.
« Va chercher le remède », lui enjoignit-elle. Elle se plaça entre le cadavre et lui. Elle se baissa et attrapa Malenka par le bras droit. Sans effort, elle la tira sur le tapis, devant la cage du perroquet enfin silencieux, puis elle jeta le corps de la malheureuse dans le jardin, aussi facilement que si c’était une poupée de chiffon !
Ne pense pas à tout cela. Va trouver Ramsès. Va !
« Trois heures, lui dit-il en parlant à nouveau les deux langues. Referme la porte derrière moi. Tu vois le verrou ? »
Elle se retourna et avisa la porte. Elle hocha la tête.
« Très bien, seigneur Rutherford, dit-elle en latin. Avant la nuit. »
Elle ne verrouilla pas la porte. Elle resta là, les mains sur le bois nu, à l’écouter qui s’en allait. Il lui faudrait longtemps pour disparaître.
Elle devait sortir d’ici ! Elle devait savoir où elle était ! Ce ne pouvait pas être l’Égypte. Elle ne comprenait pas pourquoi elle se trouvait en ce lieu, pourquoi elle avait aussi faim et ne pouvait se rassasier, pourquoi non plus elle avait le désir aussi vif d’être enlacée par un homme. Elle aurait à nouveau forcé le seigneur Rutherford si elle ne l’avait pas contraint à sortir.
Sortir ? Pourquoi au juste ? Pour chercher un remède ? Mais de quel remède s’agissait-il ? Elle ne pouvait tout de même pas vivre avec des blessures aussi atroces !
Elle devait absolument partir d’ici pendant que le seigneur Rutherford n’était pas là pour la sermonner comme une enfant.
Dans un brouillard, elle se souvint des rues entrevues dans la matinée, de ces monstrueux et bruyants objets de métal qui crachaient de la fumée. Qui étaient les gens qu’elle avait vus autour d’elle ? Les femmes portaient des robes telles que la sienne.
Elle avait été terrifiée, mais c’était maintenant le désir qui régnait en elle. Il lui fallait oublier la peur. Et partir.
Elle revint dans la chambre à coucher. Elle ouvrit le « magazine » appelé Harper’s Weekly et contempla les dessins de femmes vêtues de tenues qui leur serraient la taille comme des insectes. Puis elle interrogea son reflet dans le miroir de l’armoire.
Il lui fallait quelque chose sur la tête et des sandales. Oui, des sandales. Elle fouilla dans les affaires de Malenka et en découvrit une paire en cuir qu’elle n’eut aucun mal à chausser. Elle trouva aussi une chose étrange couverte de fleurs et se la posa sur la tête en riant. Elle noua les rubans sous son menton. À présent, elle ressemblait tout à fait aux femmes des illustrations.
Il y avait encore le problème de ses mains.
Elle regarda l’os du doigt de sa main droite. Il était bien recouvert d’une couche de peau, fine comme de la soie, mais translucide. Le sang était visible. Cette vision la mit mal à l’aise.
Un souvenir – quelqu’un debout à côté d’elle. Non. Elle devait trouver un bandage. Pour la main gauche, il n’y avait aucun problème. Elle poursuivit sa visite des affaires de Malenka.
Et là, elle fit la plus charmante des découvertes. C’étaient deux petits objets de soie ayant très exactement la forme d’une main. Ils étaient blancs et recouverts de petites perles. Elle les enfila. Ils lui allaient très bien et dissimulaient totalement l’os nu.
Ah, la merveille de ce que le seigneur Rutherford appelait les « temps modernes » ! Cette époque de boîtes musicales et de « voitures automobiles », comme il disait, ces choses qu’elle avait vues ce matin même, tout autour d’elle, pareilles à de gros hippopotames rugissant ! Quel nom le seigneur Rutherford donnerait-il à ces objets destinés à cacher les mains ?
Elle perdait du temps. Elle s’approcha de la coiffeuse, prit quelques pièces de monnaie et les glissa dans la poche de sa jupe.
Elle ouvrit la porte de la maison et jeta un dernier regard au cadavre affalé contre le mur, dans le jardin. Quelque chose lui échappait, c’était certain, elle ne comprenait pas tout. Quelque chose…
Elle revit la silhouette debout à côté d’elle. Elle entendit les paroles sacrées. On s’adressait à elle dans une langue qu’elle connaissait. C’était la langue de tes ancêtres. Tu te dois de l’apprendre. C’était à une autre époque. Ils se trouvaient dans une pièce décorée de marbre et il lui apprenait. Cette fois-ci, il faisait chaud et sombre, comme si elle se débattait pour échapper à des eaux profondes, ses membres étaient faibles, l’eau l’écrasait, elle lui pénétrait dans la bouche et lui interdisait de hurler.
« Ton cœur bat à nouveau, tu reviens à la vie ! Te revoici jeune et vigoureux, maintenant et à jamais ! »
Non, ne te remets pas à pleurer ! Tu ne peux la saisir, cette silhouette qui s’éloigne, étrange avec ses yeux bleus. Dès que j’ai bu, j’ai compris. La prêtresse m’a tendu le miroir et j’ai vu… mes yeux bleus. Ah, mais à qui appartenait cette voix ? Cette voix qui avait récité la prière ancienne et sacrée que l’on psalmodie lors de l’ouverture de la bouche d’une momie…
Elle avait dit son nom ! Et ici, dans cette étrange petite maison, le seigneur Rutherford l’avait également prononcé, ce nom. Le seigneur Rutherford allait…
Revenir avant la nuit.
Cela ne servait à rien. Car il lui fallait quitter cette terre étrangère. Comme il était facile de leur briser la nuque à tous ces êtres pitoyables…
Elle sortit précipitamment sans prendre la peine de fermer la porte. Les maisons blanches lui étaient familières. Elle avait connu des villes pareilles à celle-ci. Peut-être était-ce l’Égypte. Mais non, c’était impossible.
Elle courait en tenant les rubans de soie de son chapeau pour que celui-ci ne s’envole pas. Le soleil lui faisait du bien. Le soleil. Elle eut une vision soudaine : le soleil qui pénètre à flots dans une chambre obscure, des volets de bois venaient de s’ouvrir. Leur craquement, elle l’entendait parfaitement.
Le souvenir s’évanouit. Était-ce bien un souvenir, d’ailleurs ? Ramsès, lève-toi.
C’était bien là son nom, mais elle s’en moquait à présent. Elle était libre de parcourir cette cité étrange. Libre de voir, de découvrir !